Quand j'étais enfant j'écoutais sur le phonographe de ma Grand-Mère les disques 78 tours qu'elle gardait précieusement. J'ai fini par connaître par coeur de nombreuses chansons du début du 20ème siècle et parmi elles il en est une qui me donnait furieusement matière à réflexion. C'est la chanson des yeux clos, interprétée par René de Buxeuil.
Son refrain me revient en boucle en mémoire quand je regarde Myrtille :
"J´ai perdu la lumière
Mais je garde en mon cœur
La vision première
Des femmes et des fleurs
Et mon regard s´élève
En son obscurité
Vers le plus joli rêve
De gloire et de beauté".
Comme le soldat de la chanson qui a perdu la lumière au combat, Myrtille, la douce chatte noire aux moustaches blanches, a perdu la vue et je me demande si elle a gardé le souvenir de l'herbe qu'elle foulait jadis dans le jardin, des vols de papillons ou des proies qu'elle n'a pas manqué de chasser. Myrtille a entre 17 et 18 ans...
C'est au mois de décembre 1996 qu'elle a été découverte blessée et malade dans l'étable des génisses de la ferme-école proche de mon jardin. Il n'a pas fallu moins de deux semaines pour qu'elle soit capturée tant elle était peu sociable.
Soignée, stérilisée et identifiée elle a passé sa convalescence dans ma chatterie personnelle puis elle a retrouvé la liberté. Invisible pendant plusieurs mois, elle réapparaissait de temps à autre, dormait et mangeait à l'abri du bûcher sans jamais rentrer dans la chatterie ni se laisser toucher.
Quand on héberge plusieurs dizaines de chats, pour la plupart, "sauvages" et qu'ils mènent une vie libre, il n'est pas facile de s'apercevoir qu'un chat a définitivement disparu. Au mois de septembre 2007, lorsque trois chats ont disparu le même jour au nombre desquels se trouvait Flash, familière, élevée au biberon, j'ai dû me rendre à l'évidence : en quelque treize mois ce sont douze chats qui n'étaient pas réapparus et que je ne reverrai jamais.
Deux semaines après ces trois disparitions un seul cadavre a été retrouvé sans qu'il soit encore possible de déterminer les raisons de sa mort.
Qu'un, deux ou trois chats choisissent de s'établir sur un autre territoire, c'est possible mais douze chats qui ne réapparaissent pas, c'est forcément qu'ils ont été victimes de malveillance. Même si l'idée de priver de liberté les survivants n'est pas satisfaisante, les protéger prime sur toute autre considération.
C'est ainsi que Myrtille s'est retrouvée derrière les grilles d'un enclos/aire de jeux qui communique avec la chatterie.
L'âge venant elle n'a jamais manifesté le désir d'en sortir, même quand les portes sont largement ouvertes. De sauvageonne qu'elle était dans ses jeunes années, elle est devenue douce et câline.
Au mois de Mars le Docteur Caude, notre vétérinaire ophtalmo a confirmé mes craintes : si depuis quelque temps Myrtille se déplaçait peu c'est qu'elle ne voyait plus . même si ses pupilles réagissaient encore à la lumière, elle avait perdu la vue.
Son appétit étant devenu capricieux, je devais l'isoler dans une cage pour lui proposer les aliments fins et à base de poisson qu'elle avalait sans se faire prier. Sans l'abri de cette cage, les autres gloutons auraient eu vite fait de liquider sa gamelle. De plus, l'utilisation de la cage lui assurait de pouvoir trouver l'emplacement du bol d'eau et celui du bac à litière. Sortie de la cage Myrtille était perdue ...
Le 14 juin j'ai du l'hospitaliser car depuis deux ou trois jours elle boudait toute nourriture. A peine étais-je revenue chez moi que j'ai reçu un appel du Docteur Grosset qui venait de procéder à des examens : le bilan était catastrophique. Non seulement les taux d'urée et de créatinine crevaient le plafond mais elle présentait un épanchement pulmonaire important qui gênait sa respiration. La mettre sous perfusion dans l'espoir de faire baisser le taux d'urée augmenterait l'épanchement pulmonaire.
Avec beaucoup de tact le Docteur Grosset, en qui j'ai une confiance à toutes épreuves, était en train de me conseiller d'accepter l'euthanasie de Myrtille. Quand je l'avais conduite vers lui, je n'avais pas imaginé que l'état de cette pauvre chatte serait aussi dramatique et je n'étais pas du tout prête à la voir partir sans lui avoir prodigué une dernière caresse, sans être près d'elle. Je négociai un sursis, nous étions vendredi, elle recevrait un traitement léger jusqu'à mardi -j'avais un rendez-vous pour un autre chat ce jour là-, un nouveau bilan serait fait et nous prendrions alors une décision.
Rappelez-vous, il y a quelques jours quand je vous ai raconté Doséo, j'ai évoqué cette visite rendue à la malade le lendemain, samedi.
Mardi. Les soins n'ont rien modifié, les résultats sont aussi mauvais que ceux de vendredi mais il y a tout de même du nouveau, Myrtille a recommencé à se nourrir. Elle ronronne quand on approche de sa cage, elle fait comprendre qu'elle apprécie les caresses, elle en redemande même ! Elle respire bien. Plus question d'euthanasie ! Myrtille vivra près de moi ce qu'il lui reste à vivre.
Mardi soir, mercredi toute la journée, Myrtille, installée dans la cuisine avec le tapis qu'elle connaît, avec près d'elle un bac à litière et une gamelle d'eau reprenant la disposition qui lui est familière, la même que dans sa cage, n'a rien mangé. Elle a refusé l'eau que j'ai tenté le lui faire boire à la seringue. Jeudi matin, elle refuse encore toute nourriture : blanc de poulet, poisson blanc, même les petits sachets au thon ! Rien ne la décide à manger. Je pense évidemment que j'ai refusé qu'elle soit euthanasiée par pur égoïsme, pour m'éviter du chagrin et je me décide à prendre rendez-vous, pour le lendemain, avec notre si clairvoyant vétérinaire afin de la faire endormir.
Vous croyez que l'histoire s'arrête la, avec la mort de Myrtille ? Eh bien non !
Voilà qu'en fin d'après-midi notre Myrtille commence à faire sa toilette, elle se redresse et tourne en rond visiblement à la recherche de quelque chose.
- Aurais-tu faim ma belle ?
Joignant le geste à la parole, je lui présente un petit bol de nourriture. Dire qu'elle se jette dessus serait peut-être exagéré, mais elle mange, je la caresse, elle ronronne et replonge le nez dans la gamelle. Iriez-vous le lendemain faire euthanasier une chatte qui se comporte ainsi ? A chaque jour suffit sa peine... attendons demain.
Vendredi 21 juin je suis bien allée au rendez-vous fixé, le gentil Docteur Grosset avait préparé un rouleau de Sopalin à mon intention, celui qui allait me servir à essuyer mes pleurs... Sauf que le chat dans ma cage de transport n'était pas Myrtille mais Tigrou ! (il y a toujours un chat qui a besoin d'un passage chez le vétérinaire).
Jean-Luc Grosset est bien d'accord avec moi : il n'est pas question d'euthanasier un chat qui demande des caresses, qui se nourrit et qui fait occasionnellement sa toilette pour autant qu'il ne souffre pas.
L'avenir ? Vraisemblablement Myrtille cessera de manger et sombrera doucement dans le coma comme ce fut le cas pour Flanelle dont je vous ai raconté l'histoire il y a peu.
Je croise les doigts pour que, si une manifestation de souffrance devait apparaître, nos vétérinaires préférés soient joignables.
Aujourd'hui, 9 juillet, notre chatte est en sursis depuis plus de trois semaines, elle sait réclamer à manger, elle connaît le chemin du bac à litière et de la fontaine à eau. Elle déambule parfois dans le living room proche de sa "chambre/cuisine", le museau en l'air... elle reçoit des caresses.
Est-ce une pauvre vie que celle de Myrtille ? J'ai été près de le penser puis j'ai réfléchi ...Si vous qui me lisez n'êtes pas installé sur un yacht qui croise dans les Iles Grecques, une boisson fraîche à la main, mais au contraire êtes-vous rentré chez vous, à moitié mort de chaud car la climatisation de votre voiture n'a pas été rechargée, et cela après avoir encaissé des remarques peu amènes de votre patron, vivez-vous pour autant une pauvre vie ?
Moi qui ne vais pas partir en vacances pour cause de chats à ma garde et qui suis occupée à vous écrire cette histoire, d'une seule main, l'autre étant prise dans un carcan de plâtre et ceci en plein soleil sous le Vélux de mon bureau, suis-je en train de vivre une pauvre vie ? (certains membres de ma famille répondront OUI).
Tout est relatif. Myrtille est en vie et c'est cela qui compte.